Un mariage
Sur l’autre rive de la Dore, cet après-midi, les sonorités douces du printemps, les pépiements et chants d’oiseaux, les feuillages bruissant sous le vent, et l’ostinato des eaux de la rivière, sont brutalement interrompues par les premières mesures de… (désolé pour le choc) « Allumez le feu » de Johnny.
Une pure horreur. Le hurlement rauque et les guitares abominables. Et les cris de joie qui l’accompagnent. Il y a un mariage sur l’autre rive. Je distingue entre les saules et les bouleaux un parking bondé, une salle des fêtes, et la sono écrase toutes choses.
Le DJ a cru bon d’ouvrir la piste de danse avec ce tube cauchemardesque (il est 16 heures, le repas s’est prolongé jusque-là, et il est temps d’aller se trémousser sur la piste de danse.)
Ça m’a rappelé un autre mariage, le dernier auquel j’ai participé, il y a près de 30 ans. Le mien. Enfin, je devrais dire : le nôtre. Mais, spontanément, je dis « le mien », preuve de mon implication dans l’histoire.
Un des week-ends les plus embarrassants de ma piètre existence. Passé à se demander ce que je foutais là (pas de bol, il ne m’était pas vraiment possible de foutre le camp, comme je fais d’habitude quand je n’ai pas envie d’être quelque part). J’avais conscience d’être en train de faire une grosse connerie, et j’avais raison, l’avenir me l’a généreusement confirmé, il ne nous a pas fait de cadeaux (là, j’écris “nous”, en pensant surtout à elle, à qui la vie, c’est le moins qu’on puisse dire, n’a pas fait de cadeaux). Et quand le curé (car il fallait évidemment, famille catholique oblige, passer devant le curé) m’a demandé si j’étais d’accord pour prendre V. pour épouse, il m’est venu une envie quasiment irrésistible de répondre : “non” (et j’ai répondu “oui”).
Ce genre de mariage vous plonge immédiatement dans l’enfer de la reproduction – j’ai écrit un livre à ce sujet, mon premier livre, Un Débarras, et ce n’est que maintenant que je prends conscience que tel était le sujet du livre, la reproduction, et surtout le refus de la reproduction – entendez reproduction au sens large, à la manière des féministes queer post-marxistes – merci.
Il s’agissait d’embrasser l’imaginaire hétéropatriarcal, ses valeurs. Toutes les attentes qui soudain affluent sur votre corps, votre pénis en particulier si vous êtes un mâle, votre utérus si vous êtes une femme. Il s’agissait de s’aligner, d’être rendu conforme, domestiqué, arraisonné, assigné : de se soumettre. Dans mon cas, étant donné mes vies précédentes, j’éprouvais le sentiment amer d’une défaite : ils avaient réussi à me vaincre. Me ré-aligner.
Il n’était plus question d’amour. Mais de former un beau couple, gros de promesses futures. On vous regarde comme on regarde tous les couples de jeunes gens, particulièrement hétérosexuels, non pas tant pour les promesses d’amour, mais parce qu’ils incarnent, comme des icônes sans cesse reproduites, des copies de copies de copies réitérées à chaque génération, la promesse de la famille. Pensez aux photos de mariés. Avec au fond une autre rivière – la Vienne, hier, comme aujourd’hui la Dore. Comme pour dire : nous avons domestiqué la rivière, figé le cours du fleuve : pris la mesure du temps, son contrôle. Terminés les chemins queer. Vous êtes maintenant des nôtres, enfin ! ré-alignés.
La catastrophe qui allait suivre quelques années plus tard s’annonçait déjà alors que je grimpais, crispé, les marches qui menaient à l’autel. Je le savais. C’est difficile de vivre un évènement censé constituer un commencement quand on sait déjà qu’il va prendre fin, quand on désire qu’il prenne fin. Ma fin est mon commencement.
C’est le genre d’expérience qui vous marque à vie au point que je n’ai plus jamais assisté à un seul mariage après le mien. De la même façon, j’ai soigneusement évité tout ce qui ressemble à une réunion de famille. Comme, par exemple, l’anniversaire de ma mère, ses 80 années, qu’ils sont censés fêter à la fin mai. J’ai décliné l’invitation (pour de bonnes raisons : je suis fauché. Ce qui est une bonne raison, celle que je donne à chaque fois, puisque je suis toujours fauché).
D’un autre côté, je me rends compte que personne ne se presse pour m’inviter où que ce soit. Notamment à ces fêtes de famille. Pas seulement parce qu’on sait je ne viendrais pas. Mais aussi parce que je suis embarrassant. Pas seulement parce que je suis devenu psychanalyste. Bien avant que je le sois devenu, on préférerait que je décline l’invitation. Même si je ne dis rien, on devine que je n’en pense pas moins. Ils savent que je sais ce qu’ils se sont toujours efforcés d’occulter. Les secrets de famille, et notamment le grand secret, celui qui ruine le grand récit familial – qui le salit, le pourrit. Ma présence même attente au bonheur, à la joie des retrouvailles. Je n’aime pas ces gens, ces tantes, cet oncle, et quelques autres, et ils me le rendent bien.
Mais je hais les mariages. Vraiment.